In memoriam Bernard Lietaer
Bernard Lietaer est décédé ce 4 février 2019 à l’âge de 77 ans.
Je l’ai rencontré au Taovillage, au-dessus du bureau des colibris près de Ledru-Rolin. C’était en 2009-2010. Il était là, avec Frédéric Bosqué, rassemblés par le créatif Patrice Levallois.
Il était une sorte de cachalot monétaire, ou une baleine de connaissance. Une sorte de bibliothèque qui aurait traversé les âges, les pays, les époques, pour nous livrer un message, secret, universel, simple et pourtant tellement inaudible :
« Nous avons besoin de penser en dehors de la boîte.
Sortir du monopole monétaire.
Notre économie crève d’avoir un seul type de monnaie, la monnaie à taux d’intérêt positif.
Nous avons besoin d’une diversité monétaire5000 ans d’histoire monétaire m’ont appris qu’un nouveau système monétaire naît quand le précédent s’est effondré«
B.Lietaer
Il avait ces phrases, toutes faites, toutes pensées, qu’il avait dû mettre des années à comprendre, à synthétiser, à formuler pour pouvoir maintenant les livrer à profusion.
Il avait ce ton professoral, quand il expliquait les choses, pour être sûr qu’il emmenait bien tout le monde avec lui.
« Il y a eu des tonnes de bouquins pour écrire les différences entre le capitalisme et le communisme, mais pas un seul n’ont écrit sur ce qu’ils avaient en commun : ce sont tous les deux des systèmes de monoculture monétaire. Quoi qu’ils aient revendiqué, ils étaient identique à ce niveau là. »
Il passait son temps à répéter qu’on parlait des 3 fonctions de la monnaie, que tous les livres d’économie nous disait être unité de mesure, réserve de valeur, moyen d’échange, mais qu’on oubliait toujours de dire ce que la monnaie est: prenez vos stylos, attention définition :
la monnaie est un accord social, d’utiliser un médium comme moyen d’échange dans une communauté de confiance.
Ce faisant, il replaçait toujours la monnaie comme un accord social, écrit donc par des humains : nous.
Lietaer avait cette force, cette capacité de nous faire sortir de l’eau, nous petits poissons qui y avions passé notre vie sans nous rendre compte que la monnaie, telle l’eau pour les poissons, avait forgé notre conception du monde. Elle nous entourait, nous remplissait tant et si bien que nous n’étions plus capables de réaliser que nous en étions entourés et envahis.
ce n’est pas un hasard si Bernard se voyait comme un poisson volant, capable de s’extraire de cette architecture, pour en voir les contours, les vices, les défauts, les abus.
Lui qui avait passé sa vie à 5 rôles différents autour de la monnaie, il avait rassemblé cette expérience inouïe et inédite qui lui a permis de faire cette synthèse et ce travail de lanceur d’alerte. Il avait travaillé en 1971 au Pérou sur un système de change flottant avant que Nixon coupe le taux de change fixe avec l’or et avait donc 5 ans d’avance sur tout le monde. Il a été banquier central pour l’écu, trader pour un fond vert dans les années 90… La monnaie, la finance, il l’avait vu par un paquet d’angles.
Mes collaborations avec Bernard Lietaer
J’ai eu la chance de travailler avec lui, auprès de lui.
Notamment cette mission de relation presse pour Emmapom en 2011 où je l’ai accompagné toute une journée pour la sortie de son livre Au coeur de la monnaie aux éditions Yves Michel. Nous avions enchaîné RFI (partie 2 ), France Info & France culture avec Ruth Stegassy, pour finir avec l’équipe de Génération Tao. Il y avait eu Usbek & Rica qui avait fait un super dossier aussi, on était bien longtemps avant que Bitcoin ne fasse irruption dans le paysage médiatique.
Je l’avais accompagné toute la journée, écouté chaque mot, répéter la même histoire, ouvrir les consciences, repousser les murs, les barrières mentales pour expliquer, du haut de son histoire, de son expérience, de ses 30 ans de vie à travailler dans, et autour de la monnaie, que non, il n’y avait pas que les monnaies à taux d’intérêts positif et que non, il n’y avait pas que les Etats pour créer et gérer des monnaies. Lui comme d’autres, m’avait donné son feu vert pour porter son message, ce message, notre message, de prise de conscience du défaut systémique et structurel de notre système monétaire.
Bernard Lietaer était mon mentor, un mentor, un soutien pour mon Ted Wish après mon Tedx en 2012.
Je l’avais nommé et cité parmi mes maîtres sur la question monétaire avant de me lancer dans l’aventure Symba.
J’avais eu la chance d’être auditionné avec lui au CESE, c’était en janvier 2015, lors de leur saisine sur les monnaies complémentaires et monnaies libres (bitcoin & co), laquelle saisine qui fut un fiasco complet tellement les auditeurs n’avaient rien compris. C’était une de ces chances inouïes, de pouvoir passer après lui pour déposer délicatement mes arguments. Pour une fois, je n’avais pas à convaincre, à envoyer les grands arguments, il était passé avant moi.
C’était impressionnant de le voir ouvrir l’espace et de voir cette bande de sextagénaires, les seules femmes dans la pièce étaient les sténos, ne rien comprendre à ce que venait leur raconter cet homme. Il les prévenait des 4 moyens différents dont le système monétaire et financier allait re-péter à l’horizon 2020 en France :
– la dette publique et ses intérêts
– l’euro
– les 60 000 milliards de produits dérivés issus de la crise du subprime dont on ne connait toujours pas la qualité qui flottent dans le casino spéculatif
– le rôle de monnaie de réserve du dollar
Il leur laissait le choix de l’effondrement, mais aucun d’eux ne pouvaient entendre ce discours alarmant, et visionnaire, car cela ne rentrait pas dans leur paradigme, et ce ne fut que le CV de Bernard qui lui permit d’être là, à discuter d’égal à égal avec eux quand moi, j’aurai été sorti rapidement comme un dangereux altermondialiste.
C’est donc après avoir posé un exposé clair et un diagnostic digne du titanic que Lietaer déroulait les options pneumatiques des canots de sauvetage que représentaient les monnaies complémentaires à l’époque…
Le carré du pouvoir, Niall Ferguson
Enfin, et je ne l’avais jamais entendu nulle part ailleurs, Bernard leur a parlé dans cette audition du carré du pouvoir de Niall Ferguson : the Cash Nexus. Voilà ce qu’il a dit, je recopie ici largement son intervention. Ce sont ses mots, à l’oral, avec sa diapo, c’était en plein pendant la crise grecque, le bras de fer européen, on est le 28 janvier 2015, jour de l’élection de Syriza au pouvoir en Grèce, avant le climax de juillet 2015 et du référendum pour le non : OXI… Voilà ce que Bernard dit à l’époque :
« Le Carré du Pouvoir fait partie de l’oeuvre de Niall Ferguson, un historien écossais, professeur a Harvard et Oxford ( Niall Ferguson, The Cash Nexus: Money and Power in the Modern World, 1700-2000 (New York: Perseus Books, 2001), p. 25 ). Il a démontré qu’il y a à un peu plus de 300 ans, à la fin du 17ème siècle, à Londres, un petit groupe de génies financiers anglais a mis en route une machine à sous perpétuelle, une machine dont le but principal était d’institutionnaliser leurs intérêts. Ils ont créé quatre institutions qui s’emboitent de mani!re telle qu’ ensemble, cette machine ne puisse jamais être changée.
D’un côté de ce Carré du Pouvoir vous avez le gouvernement, et de l’autre le secteur financier. C’est le secteur financier qui a développé ce système avec comme but explicite le maintien d’un monopole monétaire en leur faveur.
le gouvernement
Qui contrôle ce monopole ? Comment le contrôle-t-on ? Du côté du gouvernement, vous avez d’abord le Parlement. La fonction financière du Parlement est de décider des budgets nationaux et comment les financer. A l’origine, les parlementaires étaient en effet tous des gens qui possédaient suffisamment de biens immobiliers pour être fiscalisés, pour payer des taxes. Ces gens faisaient donc partie d’un Parlement dont la fonction principale était de décider ce que le gouvernement pouvait taxer, de combien, et à quel usage. Au fur et à mesure que davantage de gens sont devenus taxables, on leur a donc donné aussi le droit de vote. La dernière vague dans ce processus a été les femmes. Quand elles sont devenues taxables a leur tour, le vote est devenu universel. En France, cela s’est passé en 1944.
La bureaucratie fiscale
La seconde institution du côté gouvernemental est la bureaucratie fiscale. Cette institution a été inventée en Angleterre au 18ieme siècle (en France, à l’époque, on utilisait encore le système de fermage). Le système anglais était au moins deux fois plus efficace que le fermage parce que plus de la moitié des revenus collectés par les fermiers généraux étaient gardés pour eux-mêmes, tout simplement.
Du côté du secteur financier, il y a aussi deux institutions qui complète le « Carré »:
- la dette publique, dont les règles de base ont invariablement été négociées entre les gouvernements et le secteur financier dans le contexte d’une guerre, et
- la banque centrale, dont l’objectif est de garder le statu quo du paradigme monétaire, c’est-a-dire de garder inviolable le monopole monétaire.
Ce qui est intéressant dans cette approche, c’est que quand une de ces quatre institutions dévie du droit chemin, les trois autres auront tendance a la ramener à l’ordre. Il ne faut donc plus faire du lobbying permanent pour garantir vos intérêts, puisque vos intérêts ont été institutionnalisés.
Cette machine est encore toujours intacte aujourd’hui. Par exemple quand en Grèce la bureaucratie fiscale ne marchait plus correctement, les trois autres coins du Carré sont entrés en action pour remettre de l’ordre. Maintenant, depuis hier,et toujours dans cas Grec, vous allez voir une variation sur ce phénomène. Le Parlement grec est maintenant contrôlé par une majorité non-compatible avec le statu quo monétaire: vous allez voir les trois autres coins du Carré du Pouvoir entrer en action pour remettre l’ancienne mécanique en marche. Nous sommes donc tous prisonniers d’une énorme machine que personne ne doit contrôler, parce qu’elle fonctionne sur pilote automatique. «
Fin de l’extrait de l’audition de Bernard Lietaer au CESE
[1] Niall Ferguson, The Cash Nexus: Money and Power in the Modern World, 1700-2000 (New York: Perseus Books, 2001), p. 25.
Rencontrer et côtoyer Bernard
J’avais eu l’occasion de le voir plusieurs fois en conférence, et de le lire, et de le retrouver dans le rapport sur les MLC demandé par Hamon & Duflot à l’époque où Jean Marc Ayrault ancien maire de Nantes voyait sa ville développer une monnaie de crédit inter-entreprises. Pauvre commission qui avait abouti sur une reconnaissance des monnaies complémentaires locales comme titre de paiement, qui ne reconnaissait pas du tout l’objectif, l’intention ou la raison d’être des monnaies. Coup de flip de la banque de france qui avait voulu légiférer pour réglementer par exemption d’agrément. Bref.
J’avais ré-expliqué en 2013 son travail, notamment tout le lien entre les archétypes intérieurs, féminin et masculin, et les monnaies complémentaires que nous utilisons. Bernard faisait le lien, régulièrement, inlassablement, entre la fin du patriarcat et la renaissance des monnaies complémentaires. Non pas comme une fin en soi, mais comme une diversité de systèmes monétaires, de systèmes de valeurs, qu’il n’y avait pas seulement cette monoculture privée de forces compétitives et conquérantes mais aussi ces systèmes de valeurs, locaux, petits, protégeant et qui avaient, entre autres, permis la construction des cathédrales…
Les livres de Bernard Lietaer
Il y avait d’abord son livre The future of money en 1998, prémonitoire, où il expliquait comme la monnaie et l’argent tel que nous le connaissions allait se casser la gueule.
En 2010 sort Monnaie régionale (329MonnaiesRegionales en pdf) où il écrivait avec Magrit Kennedy, que la taille idéale pour des monnaies pour résister aux crises qui venaient, c’était l’échelon régional, des bio-monnaies, adaptées aux régions, aux vallées, aux ensembles géographiques cohérents.
Ce livre était alors préfacé par Rocard :
« La crise financière qui s’est déchaînée sur le monde en 2008 est d’une échelle et d’une complexité sans précédent. La récession qui s’annonce promet d’être longue, dure, la plus difficile depuis les années 1930. À l’époque, nous avons assez mal géré la situation économique et ses retombées socio-politiques. Cela a entraîné une vague de fascisme couronnée par la Seconde Guerre mondiale. Il est impératif de faire mieux. »
Préface de Michel Rocard
A l’heure des Gilets Jaunes et du durcissement de Macron, toujours enlisés dans une crise économique sans précédent dont on ne voit pas le bout, ces mots de Rocard réveillent notre attention.
RIP Margrit Kennedy, collègue de Bernard Lietaer
Margrit Kennedy (décédée en 2013) avait fait un travail énorme avec Helmut Kreutz sur la part de l’intérêt monétaire dans chaque bien de consommation de notre quotidien. Le prix de l’intérêt sur le capital. C’est à dire, retrouver, dans le prix d’un appartement, d’une maison, du service local des déchets, dans le prix d’une bouteille d’eau, la part qui revient à la création monétaire par les banques privées. Faites comprendre ça à quiconque demain et vous avez une révolution.
38% pour une bouteille d’eau
15% pour les services ménagers
77% pour la location dans un logement public
Je retiendrai et recommanderai son petit livre Occupy Money :
Au coeur de la Monnaie, 2011
En 2011 donc, il y a eu Au Cœur de la Monnaie, aux éditions Yves Michel. Son titre anglais original était the mistery of money. C’est un livre archéologique qui plonge aussi bien dans l’histoire de l’humanité que dans les archétypes de notre inconscient collectif. Pour moi c’est l’œuvre la plus profonde qui fait le lien entre les monnaies complémentaires et le reste de ce qui est à l’œuvre dans nos sociétés : le ré-équilibrage des valeurs féminines & masculines.
L’apéro presse se faisait en la présence de la princesse Constance de Polignac, dont la famille avait battu monnaie également jadis.
Je vous laisse redécouvrir ce livre grâce à l’article publié jadis par Maryvonne Piétri. Le mien est mort dans les entrailles du blog emmapom.
Rapport du club de Rome
En 2012 sort Money & Sustainability, un rapport du Club de Rome dont Bernard faisait partie. Une façon de prévenir les élites qu’on ne ferait rien sans changer la monnaie. Reotrouvez sa présentation youtube de juin 2012 :
Merci Bernard pour ton travail, ta transmission et ta connaissance.
Merci pour ta confiance et ta capacité à partager ta vision.
Longue vie à toi. Repose en paix.
Bonsoir Etienne, je découvre ton annonce de la mort de Bernard Lietaer, que j’ai eu la chance de rencontrer à Génération Tao, grâce à toi. J’ai pu goûter la pertinance et la qualité un peu, beaucoup, passionnément professorale de sa vision…
Je m’associe aux pensées d’estime pour l’homme, de reconnaissance de son œuvre et de sa transmission…
Pol Charoy
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